Interdire le port de signe politique, philosophique ou religieux en entreprise

Dans un article précédent,[1] nous vous informions que la CJUE était questionnée sur l’interprétation de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 qui interdit dans un cadre général toute discrimination directe ou indirecte, notamment fondée sur la religion ou les convictions. S’il est permis aux Etats membres de l’Union de prévoir une différence de traitement elle ne peut être effective que si elle est justifiée par la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, et lorsque la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante. En tout état de cause, l’objectif de l’interdiction doit être légitime et l’exigence proportionnée. Pour l’avocat général à la CJUE, « l’interdiction faite à une travailleuse de religion musulmane de porter au travail un foulard islamique ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion, dès lors que cette interdiction s’appuie sur un règlement général de l’entreprise interdisant les signes politiques, philosophiques et religieux visibles sur le lieu de travail et ne repose pas sur des stéréotypes ou des préjugés relatifs à une ou plusieurs religions déterminées ou aux convictions religieuses en général. Dans un tel cas, il n’y a en effet pas de traitement moins favorable fondé sur la religion ». Pour autant, cette interdiction est susceptible de défavoriser particulièrement les personnes ayant une certaine religion ou conviction et notamment les travailleuses de religion musulmane. Elle peut donc provoquer une discrimination indirecte. Toutefois, cette discrimination indirecte « pourrait être justifiée pour mettre en œuvre, dans l’entreprise concernée, une politique légitime de neutralité fixée par l’employeur en matière de religion et de convictions, pour autant que le principe de proportionnalité soit respecté ». 

La CJUE a entendu suivre la position de l’avocat général dans 2 arrêts publiés le 14 mars 2017[2]. Dans la première affaire, (Affaire C-157/15, G4S Secure Solutions) elle répond à la Cour de cassation belge qui souhaite savoir si l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne générale d’une entreprise privée, constitue une discrimination directe. Pour ce faire, elle rappelle dans un premier temps que la Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, entend par « principe d’égalité de traitement » l’absence de toute discrimination directe ou indirecte fondée, entre autres, sur la religion. Se référant à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) ainsi qu’aux traditions constitutionnelles communes aux États membres, réaffirmées dans la Charte des droits fondamentaux de l’union, elle souligne que la notion de religion doit être interprétée comme couvrant tant le fait d’avoir des convictions religieuses que la liberté des personnes de manifester celles-ci en public. Elle souligne qu’une règle interne, qui n’instaure pas de différence de traitement directement fondée sur la religion ou sur les convictions, se référant au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses, qui vise indifféremment toute manifestation de telles convictions, est possible si elle traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise en leur imposant notamment, de manière générale et indifférenciée, une neutralité vestimentaire. Il n’y a donc pas de discrimination directe lorsque l’employeur interdit le port de signes ostentatoires dans le règlement intérieur de l’entreprise.

Rappelons qu’une telle règle interne peut être à l’origine d’une discrimination indirecte en instaurant une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions. Pour autant, au regard de la décision de la CJUE, une telle différence de traitement découlant de la règle interne n’est pas discriminatoire lorsqu’elle est justifiée par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.

En fait, un juge national peut juger qu’un règlement interne est discriminant, lorsqu’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. Il appartient donc aux juges nationaux de vérifier si la règle interne est conforme aux exigences de la CJUE. Pour cela, il conviendra qu’ils examinent plusieurs points :

–          le respect de la liberté d’entreprendre. En application de ce droit fondamental, un employeur peut en toute légitimité afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients tant publics que privés. C’est notamment le cas lorsque seuls sont impliqués les travailleurs qui entrent en contact avec les clients.

–          l’interdiction du port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses doit être apte à assurer la bonne application d’une politique de neutralité, à condition que cette politique soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique. Le juge national devra vérifier :

o   si préalablement au licenciement d’un salarié pour port de signes visible, l’employeur avait mis en place une politique générale et indifférenciée à cet égard.

o   si l’interdiction vise uniquement les travailleurs qui sont en relation avec les clients. Si tel est le cas, l’interdiction doit être considérée comme strictement nécessaire pour atteindre le but poursuivi.

o   si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, il était possible de proposer au salarié un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec les clients, plutôt que de la licencier.

Dans la seconde affaire (Affaire C-188/15, Bougnaoui et ADDH), la Cour de cassation française demande à la CJUE si la volonté d’un employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir ses services fournis par une travailleuse qui porte un foulard islamique peut être considérée comme une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » au sens de la directive.

Pour la CJUE, Il appartient au juge interne de vérifier si le licenciement du salarié a été fondé sur le non-respect d’une règle interne prohibant le port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses.

Si le règlement existe :

Il incombe au juge de vérifier l’existence d’une règle interne. Si tel est le cas, le juge devra vérifier si les conditions de validité du règlement sont réunies sont réunies, à savoir :

–          la différence de traitement, découlant d’une règle interne d’apparence neutre ne doit pas aboutir, en fait, à un désavantage particulier pour certaines personnes.

–          La règle interne doit être objectivement justifiée par la poursuite d’une politique de neutralité et si elle est appropriée et nécessaire.

En l’absence de règlement.

Une différence de traitement (même prohibée par la directive) ne constitue pas une discrimination lorsqu’en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif est légitime et que l’exigence est proportionnée.

Pour autant, selon la CJUE, cette notion renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice d’une activité professionnelle et ne couvre pas des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. Ce n’est donc que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée, notamment, à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante.

De fait, la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive.

Note.

Si en entrant dans l’entreprise, il ne peut être exigé d’un salarié qu’il se débarrasse de ses convictions religieuses, son employeur peut en revanche attendre de lui une certaine retenue pour ce qui concerne l’exercice du culte au travail, que ce soit en matière de pratiques religieuses, de comportements motivés par la religion ou, comme en l’espèce, de tenue vestimentaire.

A la lumière de ces arrêts, pour justifier une position d’interdiction, il convient de veiller à ce que les restrictions posées soient bien générales, et qu’elles s’appliquent sans distinctions politiques philosophiques et religieuses. Une pratique religieuse ne saurait être plus limitée qu’une autre.

Par conséquent, avant d’envisager, une interdiction du port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou des sanctions à l’égard de salariés, il incombe à l’employeur de se poser plusieurs questions :

–          l’interdiction est-elle écrite, et notamment dans le règlement intérieur ?

–          l’interdiction est-elle légitimée par la volonté d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients tant publics que privés.

–          l’interdiction est-elle cohérente ?

–          l’interdiction est-elle générale et systématique ?

–          les salariés concernés sont-ils en contact avec le public ou des clients ?

–          est-il possible de proposer au salarié un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de le licencier ?

Il conviendrait également de s’assurer de la proportionnalité de la mesure prise en prenant notamment en considération :

–          la taille et le caractère ostentatoire du signe religieux ;

–          la nature de l’activité du salarié concerné ;

–          le contexte dans lequel il exerce son activité ;

Rappelons en outre, qu’une mesure restrictive peut également se justifier par un impératif d’hygiène et de sécurité.

[2] Arrêts dans les affaires C-157/15 Achbita, Centrum voor Gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding / G4S Secure Solutions et C-188/15 Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme (ADDH) / Micropole Univers.